La Nuit des
Longs Couteaux




Qu'est-ce que cette fameuse Nuit des Longs Couteaux? Tant de versions et d'interprétations différentes de ces événements circulent qu'on ne sait plus trop laquelle croire. Voici tout d'abord ce que l'on sait sur les événements qui précédèrent et suivirent cette nuit fatidique:

2 octobre 1980: Pierre Elliott Trudeau, alors premier ministre du Canada, annonce son intention de rapatrier la constitution du Canada avec ou sans le consentement des provinces et d'y inclure une charte canadienne des droits et libertés qui aurait préséance sur toute loi fédérale ou provinciale. L'un des objectifs avoués de cette charte (aussi appelée la "clause Canada") est de neutraliser certains articles de la loi 101, cette mesure qui vise à protéger le français au Québec. Il n'obtient que l'appui de l'Ontario et du Nouveau-Brunswick. Les autres provinces défient son initiative devant les tribunaux.

28 septembre 1981: La Cour suprême se prononce en faveur de la procédure engagée par Trudeau. La Cour estime toutefois qu'il est du devoir d'Ottawa d'essayer de rallier les provinces. Trudeau convoque une dernière ronde de négociations pour le 2 novembre.

3 novembre 1981: René Lévesque, le premier ministre du Québec, travaille avec les chefs de sept autres provinces à la rédaction d'un nouveau compromis qui permettrait au gouvernement fédéral d'obtenir une partie de la charte qu'il réclame. On surnomme le groupe la "Bande des Huit".

Nuit du 4 au 5 novembre 1981: C'est la fameuse "Nuit des Longs Couteaux". Après d'intenses négociations et des rencontres nocturnes menées par Jean Chrétien, le gouvernement Trudeau et les neuf provinces anglophones arrivent à s'entendre. Des dispositions seront insérées dans la constitution, diminuant ainsi les pouvoirs du Québec en matière de langue et d'éducation. En plus, Trudeau refuse d'octroyer au Québec un droit de veto ou une compensation fiscale.

Avec le concept de multiculturalisme de la charte, le Québec ne devient qu'une culture canadienne parmi tant d'autres, plus question de statut spécial de peuple fondateur. Le peuple québécois (ancré dans la vallée du Saint-Laurent depuis 1608, issu non pas d'une immigration mais d'une colonisation et fondateur d'un pays nommé «Canada») ne devient qu'une autre culture minoritaire au Canada.

25 mars 1982: La Chambre des lords de Grande-Bretagne adopte le "Canada Bill" autorisant le rapatriement de la constitution.

17 avril 1982: La nouvelle constitution remplace l'ancienne, sans le consentement du Québec mais en présence de la reine Élisabeth II du Royaume-Uni. Seule la version anglaise a cours légal. Toute loi provinciale est maintenant assujettie à la nouvelle constitution. Bien que le Québec ne soit pas signataire de cet accord, il s'y voit néanmoins soumis.


Que s'est-il donc passé pendant la nuit du 4 au 5 novembre 1981? Pour le savoir, donnons la parole aux deux principaux acteurs du drame.


René Lévesque écrit:

Avant de rentrer à l'hôtel de la Chaudière, du côté québécois, Claude Morin et moi prîmes pourtant la précaution, pour la forme, de rappeler notre numéro de téléphone à deux ou trois des autres qui, selon leur habitude, s'étaient installés à Ottawa. "S'il survient du nouveau, n'oubliez pas de nous donner un coup de fil." "Pas de problème", répondirent-ils. Mais ils avaient peine à nous regarder en face.

D'aucuns nous ont reproché d'être restés à Hull, ce soir-là. Auraient-ils voulu que nous allions traîner dans les couloirs du Château Laurier, peut-être même écouter aux portes? Vers une heure du matin, le téléphone n'avait toujours pas sonné, sauf pour nous rappeler que l'affreux petit déjeuner nous serait servi à huit heures trente. Revivant l'aventure dans laquelle nous étions plongés depuis le printemps et qui allait fatalement prendre fin dans quelques heures, je mis du temps à m'endormir.
René Lévesque
René Lévesque


Jeudi, le 5 novembre 81. Devant traverser l'Outaouais au milieu de la pointe matinale, j'arrivai en retard. Brian Peckford (le premier ministre de Terre-Neuve), à qui l'on avait confié le soin d'attacher le grelot, me dit simplement: "Nous avons mis au point une proposition finale. C'est très court, ça se lit en deux minutes", ajouta-t-il en m'indiquant un feuillet qu'on avait déposé près de mon assiette.

C'était très court, en effet, et non moins clair. On avait profité de notre absence pour éliminer la plus cruciale de nos exigences, c'est-à-dire le droit à la compensation financière en cas de retrait. Le coup de poignard au milieu de la nuit. Pour prix de leur consentement, les autres étaient parvenus à arracher quelques concessions qui affaiblissaient sérieusement quelques dispositions de la charte (…) Bien plus que le contenu, c'est le procédé qui était intolérable. Le 20 mai 80 (le référendum) avait été jour de deuil, infiniment triste. Ce 5 novembre 81, c'était jour de rage et de honte. Nous étions trahis par des hommes qui n'avaient pas hésité à déchirer leur propre signature. En cachette. Sans donner au moins la peine de nous prévenir. (…) Bernés par Trudeau, lâchés par les autres, nous n'avions plus qu'à leur dire brièvement notre façon de penser avant de retourner à Québec.

Tout autour de la grande table de conférence, sauf dans notre coin, ce n'étaient que congratulations et gros éclats de rire. (…) "Je regrette infiniment, leur dis-je, de voir le Québec se retrouver à cette place que le régime fédéral s'est fait une tradition de lui réserver: une fois de plus, le Québec est tout seul. C'est au peuple de chez nous qu'il appartient maintenant d'en tirer les conclusions. Quand il les fera connaître, je crois qu'on perdra vite le goût des petites réjouissances auxquelles on s'adonne en ce moment."

(extrait de ATTENDEZ QUE JE ME RAPPELLE…, René Lévesque, Québec/Amérique, 1986.)




TRUDEAU
Pierre E. Trudeau
Pierre Trudeau écrit pour sa part:

Chrétien et ses deux collègues provinciaux avaient tracé le cadre d'une proposition qui répondait à l'essentiel de nos exigences. Je décidai finalement de me rallier et je déclarai à mes ministres: "D'accord. J'autorise Chrétien à négocier une entente à partir de ces données. Mais le marché a besoin d'être un bon marché!" En le reconduisant vers la porte, j'ajoutai pour Chrétien: "Jean, si tu rallies à ta solution sept provinces représentant 50% de la population, il se peut que je l'accepte." Et j'allai me mettre au lit.

C'est le téléphone qui me réveilla le lendemain, vers sept heures. Chrétien me proposait de déjeuner avec lui; toutes les provinces, à l'exception du Québec, acceptaient sa proposition. À la reprise des travaux, deux heures plus tard, le 5 novembre 1981, j'invitai Brian Peckford, premier ministre de Terre-Neuve (qui ne saisit pas, je crois, l'ironie de ma démarche), à lire à voix haute les termes de l'entente puisque, de son propre aveu, c'est lui qui se situait le plus près de René Lévesque par sa conception du Canada.


Puis je me tournai vers Lévesque: "Allez, lui dis-je, un geste! Étonne-moi. Tu as perdu cette manche mais fais un grand geste maintenant. Rallie-toi et nous allons prendre cette décision à l'unanimité." Il s'abandonna alors à ses émotions. Il allait plus tard décrire ce moment comme "le jour de la colère et de la honte… joué par Trudeau et trahi par les autres…" Bref, il ne montra pas grand intérêt pour mon ultime appel. À midi, nous étions neuf pour signer l'accord, porter quelques toasts et ajourner la conférence.

(extrait de MÉMOIRES POLITIQUES, Pierre Elliott Trudeau, Le Jour, 1993.)



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