Né le 24 décembre 1879 sur la rue La Gauchetière à Montréal, Émile Nelligan est aujourd'hui le plus connu de tous les poètes québécois. Très tôt, le jeune Nelligan ne démontre que très peu d'intérêt pour ses études et ne rêve que de poésie. À l'âge de 16 ans, il découvre les romantiques (Lamartine, Musset, Millevoye). Il quitte alors l'école, au grand mécontentement de ses parents. Son premier poème est publié dans «Le Samedi», le 13 juin 1896, qu'il signe du pseudonyme Émile Kovar. Il s'agit du poème intitulé «Rêve fantasque». Sous ce pseudonyme, huit autres de ses poèmes sont publiés dans les trois mois suivants. Le 10 février 1897, le jeune Nelligan est élu membre de l'École littéraire de Montréal.
Le 9 décembre 1898, Nelligan récite quelques-uns de ses poèmes en public pour la première fois, au château Ramezay. C'est son heure de gloire, et pourtant l'humeur du poète ne s'améliore point. Il s'engage dans la poésie spectrale, sombrement hallucinatoire. Ses crises de dépression se font de plus en plus fréquentes.
Le 9 août 1899, à la demande de son père, Nelligan est conduit à Longue-Pointe et interné à l'asile Saint-Benoît-Joseph-Labre. Ses docteurs diagnostiquent une «dégénérescence mentale», une forme de schizophrénie incurable. Il passe plus de 42 ans interné à l'asile. Il est souvent sollicité par les visiteurs, les infirmières et les médecins. Le 18 novembre 1941, Émile Nelligan meurt à l'hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu. Mais sa disparition, comme c'est souvent le cas, marque la naissance de son mythe. Son oeuvre inachevée fascine le public et sa notoriété se répend en France et en Belgique. L'oeuvre de Nelligan est devenue un incontournable classique de la littérature québécoise. |
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J'ai choisi de reproduire ici trois de ses poèmes. Le premier, intitulé «Soir d'hiver» est probablement un des plus connus. Les premiers vers sont désormais célèbres. En 1965, ce poème fut transformé en chanson par l'excellent musicien Claude Léveillée et interprétée par la très talentueuse chanteuse Monique Leyrac.
Soir d'hiver
Ah! comme la neige a neigé!
Ma vitre est un jardin de givre.
Ah! comme la neige a neigé!
Qu'est-ce que le spasme de vivre
À la douleur que j'ai, que j'ai!
Tous les étangs gisent gelés,
Mon âme est noire: Où vis-je? Où vais-je?
Tous ses espoirs gisent gelés:
Je suis la nouvelle Norvège
D'où les blonds ciels s'en sont allés.
Pleurez, oiseaux de février,
Au sinistre frisson des choses,
Pleurez, oiseaux de février,
Pleurez mes pleurs, pleurez mes roses,
Aux branches du genévrier.
Ah! comme la neige a neigé!
Ma vitre est un jardin de givre.
Ah! comme la neige a neigé!
Qu'est-ce que le spasme de vivre
À tout l'ennui que j'ai, que j'ai!...
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Triste, dépressif et nostalgique, le poète est souvent seul. Quand il n'est pas dans sa petite chambre de l'avenue Laval, il se promène au centre-ville ou aux marchés Bonsecours et Jacques-Cartier, s'arrêtant occasionnellement dans une église. On sait peu de choses de sa vie privée, à part qu'il ne semble pas avoir eu de femmes importantes dans sa vie (à part sa mère). Plusieurs de ses poèmes reflètent d'ailleurs ses rêveries amoureuses et sa hantise d'aimer. Ce deuxième poème est de loin mon préféré. |
BEAUTÉ CRUELLE
Certe, il ne faut avoir qu'un amour en ce monde,
Un amour, rien qu'un seul, tout fantasque soit-il;
Et moi qui le recherche ainsi, noble et subtil,
Voici qu'il m'est à l'âme une entaille profonde.
Elle est hautaine et belle, et moi timide et laid:
Je ne puis l'approcher qu'en des vapeurs de rêve.
Malheureux ! Plus je vais, et plus elle s'élève
Et dédaigne mon coeur pour un oeil qui lui plaît.
Voyez comme, pourtant, notre sort est étrange!
Si nous eussions tous deux fait de figure échange,
Comme elle m'eût aimé d'un amour sans pareil!
Et je l'eusse suivie en vrai fou de Tolède,
Aux pays de la brume, aux landes du soleil,
Si le Ciel m'eût fait beau, et qu'il l'eût faite laide!
Ce troisième poème, tragique, provient de son dernier cri, juste avant que la folie ne l'emporte et qu'il soit interné. Le vaisseau d'or… signe avant-coureur du naufrage?
LE VAISSEAU D'OR
Ce fut un grand Vaisseau taillé dans l'or massif:
Ses mâts touchaient l'azur, sur des mers inconnues;
La Cyprine d'amour, cheveux épars, chairs nues,
S'étalait à sa proue, au soleil excessif.
Mais il vint une nuit frapper le grand écueil
Dans l'Océan trompeur où chantait la Sirène,
Et le naufrage horrible inclina sa carène
Aux profondeurs du Gouffre, immuable cercueil.
Ce fut un Vaisseau d'Or, dont les flancs diaphanes
Révélaient des trésors que les marins profanes,
Dégoût, Haine et Névrose, entre eux ont disputés.
Que reste-t-il de lui dans la tempête brève?
Qu'est devenu mon coeur, navire déserté?
Hélas! Il a sombré dans l'abîme du Rêve!
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