LE RAPPORT DURHAM

(Extraits)


Mon séjour dans la province, je le reconnais, a modifié du tout au tout mes idées sur l'influence relative des causes assignées aux maux présents. (...) Mais aussi j'ai été convaincu qu'il existait une cause beaucoup plus profonde et plus radicale des dissensions particulières et désastreuses dans la province - une cause qui surgissait des institutions politiques à la surface de l'ordre social - une cause que ne pourraient corriger ni des réformes constitutionnelles ni des lois qui ne changeraient en rien les éléments de la société. Cette cause, il faut la faire disparaître avant d'attendre le succès de toute autre tentative capable de porter remède aux maux de la malheureuse province. Je m'attendais à trouver un conflit entre un gouvernement et un peuple ; je trouvai deux nations en guerre au sein d'un même État : je trouvai une lutte, non de principes, mais de races. Je m'en aperçus : il serait vain de vouloir améliorer les lois et les institutions avant que d'avoir réussi à exterminer la haine mortelle qui maintenant divise les habitants du Bas-Canada en deux groupes hostiles: Français et Anglais. Lord Durham


On s'en aperçoit vite: les rivalités qui paraissaient avoir une autre origine ne sont que les modalités de cette perpétuelle et envahissante querelle ; toute dispute en est une de principe entre Français et Anglais ou le devient avant d'avoir touché son terme.

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Pour comprendre l'antagonisme des deux races au Canada, il ne suffit pas de nous représenter une société composée à part égale de Français et d'Anglais. Il faut savoir quelle sorte de Français et d'Anglais viennent en contact et dans quelle proportion ils se rencontrent.

Les institutions de France durant la colonisation du Canada étaient peut-être plus que celles de n'importe quelle autre nation d'Europe propres à étouffer l'intelligence et la liberté du peuple. Ces institutions traversèrent l'Atlantique avec le colon canadien. Le même despotisme centralisateur, incompétent, stationnaire et répressif s'étendit sur lui. Non seulement on ne lui donna aucune voix dans le Gouvernement de la province ou dans le choix de ses dirigeants, mais il ne lui fut même pas permis de s'associer avec ses voisins pour la régie de ses affaires municipales que l'autorité centrale négligeait sous prétexte de les administrer. Il obtenait sa terre dans une tenure singulièrement avantageuse à un bien-être immédiat, mais dans une condition qui l'empêcherait d'améliorer son sort ; il fut placé à l'instant même à la fois dans une vie de travail constant et uniforme, dans une très grande aisance et dans la dépendance seigneuriale.

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Placés dans de telles circonstances, ils ne firent aucun autre progrès que la largesse de la terre leur prodigua ; ils demeurèrent sous les mêmes institutions le même peuple ignare, apathique et rétrograde. Le long des rives du Saint-Laurent et de ses tributaires, ils ont défriché deux ou trois bandes de terre ; ils les ont cultivées d'après les plus mauvaises méthodes de petite culture. Ils ont érigé une suite ininterrompue de villages qui donne au pays des seigneurs l'apparence d'une rue sans fin. Outre les villes, qui étaient les sièges du Gouvernement, on n'en fonda pas d'autres. A la maison, la famille de l'habitant fabriquait, elle le fait encore, les étoffes grossières du pays. Une partie minime de la population tirait sa subsistance de l'industrie à peine visible de la province.

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Les tentations qui ailleurs conduisent aux délits contre la propriété et les passions qui provoquent la violence n'étaient pas connues parmi eux. Ils sont doux et accueillants, frugaux, ingénieux et honnêtes, très sociables, gais et hospitaliers ; ils se distinguent par une courtoisie et une politesse vraies qui pénètrent toutes les classes de leur société. La conquête n'a pas changé grand'chose chez eux. Les classes élevées et les citadins ont adopté quelques-unes des coutumes anglaises. Néanmoins, la négligence continuelle du gouvernement britannique fut cause que la masse du peuple ne put jamais jouir des bienfaits d'institutions qui l'eussent élevée à la liberté et à la civilisation. Ils les a laissés sans l'instruction et sans les organismes du gouvernement responsable d'ici ; cela eût permis d'assimiler leur race et leurs coutumes, très aisément et de la meilleure manière, au profit d'un Empire dont ils faisaient partie. Ils sont restés une société vieillie et retardataire dans un monde neuf et progressif. En tout et partout, ils sont demeurés Français, mais des Français qui ne ressemblent pas du tout à ceux de France. Ils ressemblent plutôt aux Français de l'Ancien régime.

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Parmi ce peuple, l'émigration a jeté, ces dernières années, une population anglaise qui se présente sous les traits caractéristiques familiers, surtout de l'esprit d'entreprise propre à chaque classe de nos concitoyens. Dès le début du régime colonial les circonstances écartèrent du pouvoir les natifs du Canada et mirent tous les emplois de confiance et de profit aux mains d'étrangers d'origine anglaise. La même classe de personnes remplit aussi les plus hauts postes de l'Etat. Les fonctionnaires du Gouvernement et les officiers de l'armée formèrent une espèce de caste qui occupa le premier rang dans la société et en éloigna les plus distingués Canadiens, tout comme ceux du Gouvernement de leur propre pays. Ce n'est que depuis peu, comme l'ont dit des personnes qui connaissent bien le pays, que la classe des fonctionnaires civils et militaires a cessé de prendre, vis-à-vis des Canadiens, ce ton et ces airs d'exclusivité, plus révoltants à un peuple remarquablement sensible et poli que le monopole du pouvoir et de l'argent ; et encore le passe-droit en faveur des nationaux n'a-t-il cessé qu'après que des plaintes fréquentes et des conflits haineux eussent enflammé des passions que les compromis n'ont pu éteindre. Déjà les races étaient ennemies, quand une justice trop tardive a été arrachée de force ; même alors le Gouvernement eut une manière d'exercer le patronage envers les Canadiens, presque aussi offensante pour eux que l'exclusion qui avait précédé.

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Tout le commerce de gros, une grande partie du commerce de détail, les fermes les plus prospères sont désormais entre les mains de la minorité de la province.

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Je ne pense pas que la haine qui sépare les ouvriers des deux races soit une conséquence nécessaire de l'opposition des intérêts ou de la jalousie qu'excitent les succès de la main-d'oeuvre britannique. Les préjugés nationaux exercent naturellement la plus forte influence sur les illettrés ; la disparité du langage est un obstacle plus difficilement surmonté ; les différences dans les usages et dans les manières sont moins bien tolérées. Les ouvriers que l'émigration a introduits au pays comptaient parmi eux nombre d'ignorants, d'agitateurs et de dépravés. Leur conduite révoltait les natifs de la même classe, plus disciplinés et plus courtois.

Les deux races, ainsi séparées, se sont trouvées dans une même société et dans des circonstances qui devaient nécessairement produire un choc entre elles. D'abord, le langage les tenait à distance l'une de l'autre. Ce n'est nulle part une vertu du peuple anglais de tolérer des coutumes et des fois qui lui sont étrangères. Habituellement conscient de sa propre supériorité, il ne prend pas la peine de cacher aux autres son mépris pour leurs usages. Les Anglais ont trouvé dans les Canadiens français une somme égale de fierté nationale ; fierté ombrageuse, mais inactive qui dispose ce peuple moins à ressentir une insulte qu'à se tenir éloigné de ceux qui voudraient le tenir dans l'abaissement. Les Français étaient forcés de reconnaître la supériorité et l'esprit d'entreprise des Anglais. Ils ne pouvaient pas se cacher leur succès à tout ce qu'ils touchaient ni leur progrès de chaque jour. Ils regardèrent leurs rivaux avec alarme, avec jalousie, enfin avec haine. Les Anglais le leur rendirent par une morgue qui ressembla bientôt à de la phobie. Les Français se plaignaient de l'arrogance et de l'injustice des Anglais ; les Anglais reprochaient aux Français les défauts d'un peuple faible et vaincu, les accusaient de bassesse et de perfidie. L'entière défiance que chacune des deux races a pu concevoir des intentions de l'autre a fait qu'elles ont toujours attribué les plus noirs desseins aux gestes les plus innocents.

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Ils ont un clergé différent et jamais ils ne se rencontrent dans la même église. Ils n'ont pas eu une instruction commune qui ait tendu à faire disparaître ou à diminuer la disparité de langage et de religion. Les associations de jeunesse, les jeux de l'enfance et les études qui à l'âge mûr modifient le caractère, tout cela est distinct et diffère totalement chez les uns et chez les autres. A Montréal et à Québec, il y a des écoles anglaises et des écoles françaises. Les élèves s'accoutument à combattre nation contre nation, et les batailles de rue parmi les enfants présentent souvent une division, d'un côté les Anglais, de l'autre les Français.

Comme ils ont été instruits séparément, ainsi leurs études sont-elles différentes. La littérature familière aux uns et aux autres est celle de leur langue maternelle. Les idées que les hommes puisent dans les livres leur viennent d'autres sources. A cet égard, la diversité du langage produit des effets différents de ceux qu'elle a dans les relations entre les deux races. Ceux qui ont réfléchi sur la force de l'influence de la langue sur la pensée peuvent concevoir comment les hommes qui parlent un langage différent sont portés à penser différemment.

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Les journaux de l'une ou de l'autre race sont écrits dans un style aussi différent que celui des journalistes de France et d'Angleterre l'est à présent, et les arguments qui forcent la conviction des uns paraissent absolument inintelligibles aux autres.

Dans une nation où l'on parle un même langage, ceux qui reçoivent le mensonge d'un côté peuvent toujours apprendre la vérité de l'autre. Dans le Bas-Canada, où les journaux anglais et français sont des organes adversaires, où peu de personnes peuvent lire facilement les deux langues, ceux qui reçoivent de faux exposés sont rarement en état de les corriger. Il est difficile d'imaginer la perversité avec laquelle on fraude la vérité et quelles erreurs grossières ont cours parmi le peuple. Ainsi vit-on dans un monde d'équivoques où chaque parti est dressé contre l'autre, non seulement par la diversité des sentiments, mais par la crédibilité qu'il accorde à des faits entièrement contraires à la réalité.

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Des Canadiens français ont construit des bateaux à vapeur pour lutter contre un monopole qui profitait sur le Saint-Laurent à un groupe de financiers anglais. Si petits et si peu confortables que fussent ces bateaux, on les regarda d'un bon oeil à cause de leur supériorité essentielle de sécurité et de vitesse. Toutefois, on ne considérait pas cela comme suffisant à leur succès. On faisait des appels constants aux sentiments nationaux de la population française en faveur de l'encouragement exclusif à la « Ligue française ». Je me rappelle un journal français qui annonçait avec orgueil que le jour précédent les bateaux à vapeur de Québec et de La Prairie étaient arrivés à Montréal avec un grand nombre de passagers, tandis que les bateaux anglais en avaient eu peu. Par ailleurs, les Anglais en appelaient aux mêmes préjugés ; ils avaient l'habitude d'appliquer aux bateaux canadiens les épithètes de « Le Radical », « Le Rebelle » et « Le Déloyal ». Le chauvinisme national, une fois introduit dans le commerce maritime, produisit un effet singulièrement pernicieux, en ce sens qu'il isola davantage les deux races dans les rares occasions où elles pouvaient se rencontrer. On ne se réunit à peu près jamais dans les cafés des villes. Les hôtels n'ont que des hôtes anglais ou des voyageurs étrangers. Les Français, quant à eux, se voient d'ordinaire les uns chez les autres ou dans des auberges où il se rencontre peu d'Anglais.

Leurs loisirs ne les mettent pas davantage en contact. Il n'a jamais existé de vie sociale entre les deux races, si ce n'est dans les hautes classes ; elle est maintenant presque disparue.

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Je n'entretiens aucun doute sur le caractère national qui doit être donné au Bas-Canada ; ce doit être celui de l'Empire britannique, celui de la majorité de la population de l'Amérique britannique, celui de la race supérieure qui doit à une époque prochaine dominer sur tout le continent de l'Amérique du Nord. Sans opérer le changement ni trop vite ni trop rudement pour ne pas froisser les esprits et ne pas sacrifier le bien-être de la génération actuelle, la fin première et ferme du Gouvernement britannique doit à l'avenir consister à établir dans la province une population de lois et de langue anglaises, et de n'en confier le gouvernement qu'à une Assemblée décidément anglaise.

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Si les querelles des deux races sont irréconciliables, on peut rétorquer que la justice exige la soumission de la minorité à la suprématie des anciens et plus nombreux occupants de la province, et non que la minorité prétende forcer la majorité à prendre ses institutions et ses coutumes.

Mais avant de décider laquelle des deux races doit garder la suprématie, ce n'est que prudence de chercher laquelle des deux prédominera à la fin ; car il n'est pas sage d'affermir aujourd'hui ce que demain, après une lutte dure, il faudra renverser.

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La question qui se pose est celle-ci : quelle race devra vraisemblablement convertir par la suite en un pays habitable et florissant le désert qui couvre aujourd'hui les riches et vastes régions qui environnent les circonscriptions plutôt étroites où vivent les Canadiens français ? Si cela doit s'accomplir dans les dominions britanniques, comme dans le reste de l'Amérique du Nord, par un procédé plus rapide que la croissance naturelle de la population, ce doit l'être au moyen de l'immigration des Iles britanniques ou des Etats-Unis : ce sont les seuls pays qui donnent les colons qui sont entrés ou entreront en grand nombre dans les Canadas. On ne peut pas empêcher l'immigration de passer par le Bas-Canada, ni même de s'y fixer, tout l'intérieur des dominions britanniques avant longtemps devant se remplir d'une population anglaise, qui augmentera rapidement chaque année sa supériorité numérique sur les Français. Est-ce justice que la prospérité de cette grande majorité et de cette vaste étendue de pays soit pour toujours, ou même pour un temps, tenue en échec par l'obstacle artificiel que la civilisation et les lois rétrogrades d'une partie seulement du Bas-Canada élèveraient entre elles et l'océan ? Peut-on supposer que cette population anglaise se soumettra à jamais à un pareil sacrifice de ses intérêts ?

Je ne dois pas supposer, cependant, que le Gouvernement anglais se dispose à entraver l'immigration anglaise au Bas-Canada ni à paralyser le mouvement des capitaux qui y sont déjà. Les Anglais détiennent déjà l'immense partie des propriétés : ils ont pour eux la supériorité de l'intelligence ; ils ont la certitude que la colonisation du pays va donner la majorité à leur nombre ; ils appartiennent à la race qui détient le Gouvernement impérial et qui domine sur le continent américain. Si nous les laissons maintenant en minorité, ils n'abandonneront jamais l'espérance de devenir une majorité par la suite ; ils ne cesseront jamais de poursuivre le conflit actuel avec toute la férocité qui le caractérise aujourd'hui. En pareille occurrence, ils compteront sur la sympathie de leurs compatriotes d'Angleterre ; si elle leur est refusée, ils sont certains de pouvoir éveiller celle de leurs voisins de même origine. Ils devinent que si le Gouvernement britannique entend maintenir son autorité sur les Canadas, il doit se reposer sur la population anglaise.

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Les Canadiens-français ne sont que le résidu d'une colonisation ancienne. Ils sont destinés à rester toujours isolés au milieu d'un monde anglo-saxon. Quoi qu'il arrive, quel que soit leur gouvernement futur, britannique ou américain, ils ne peuvent espérer aucunement dans la survie de leur nationalité. Ils ne pourront jamais se séparer de l'Empire britannique, à moins d'attendre que quelque cause de mécontentement ne les en détache, eux et les colonies limitrophes, et les laisse partie d'une confédération anglaise, ou encore, s'ils en sont capables, en effectuant seuls une séparation : se réunir ainsi à l'Union américaine ou maintenir quelques années durant un simulacre misérable de faible indépendance, qui les exposerait plus que jamais à l'intrusion de la population environnante

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Et cette nationalité canadienne-française, devrions-nous la perpétuer pour le seul avantage de ce peuple, même si nous le pouvions ? Je ne connais pas de distinctions nationales qui marquent et continuent une infériorité plus irrémédiable. La langue, les lois et le caractère du continent nord-américain sont anglais. Toute autre race que la race anglaise (j'applique cela à tous ceux qui parlent anglais) y apparaît dans un état d'infériorité. C'est pour les tirer de cette infériorité que je veux donner aux Canadiens notre caractère anglais. Je le désire pour l'avantage des classes instruites que la différence du langage et des usages sépare du vaste Empire auquel elles appartiennent.

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Je désire plus encore l'assimilation pour l'avantage des classes inférieures. Leur aisance commune se perd vite par suite du surpeuplement des réserves où elles sont renfermées. S'ils essaient d'améliorer leur condition, en rayonnant aux alentours, ces gens se trouveront nécessairement de plus en plus mêlés à une population anglaise ; s'ils préfèrent demeurer sur place, la plupart devront servir d'hommes de peine aux industriels anglais. Dans l'un et l'autre cas, il semblerait que les Canadiens français sont destinés, en quelque sorte, à occuper une position inférieure et à dépendre des Anglais pour se procurer un emploi. La jalousie et la rancune ne pourraient que décupler leur pauvreté et leur dépendance ; elles sépareraient la classe ouvrière des riches employeurs.

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On ne peut guère concevoir nationalité plus dépourvue de tout ce qui peut vivifier et élever un peuple que les descendants des Français dans le Bas-Canada, du fait qu'ils ont gardé leur langue et leurs coutumes particulières. C'est un peuple sans histoire et sans littérature. La littérature anglaise est d'une langue qui n'est pas la leur ; la seule littérature qui leur est familière est celle d'une nation dont ils ont été séparés par quatre-vingts ans de domination étrangère, davantage par les transformations que la Révolution et ses suites ont opérées dans tout l'état politique, moral et social de la France. Toutefois, c'est de cette nation, dont les séparent l'histoire récente, les moeurs et la mentalité, que les Canadiens français reçoivent toute leur instruction et jouissent des plaisirs que donnent les livres.

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En vérité, je serais étonné si, dans les circonstances, les plus réfléchis des Canadiens français entretenaient à présent l'espoir de conserver leur nationalité. Quelques efforts qu'ils fassent, ils est évident que l'assimilation aux usages anglais a déjà commencé. La langue anglaise gagne du terrain comme la langue des riches et de ceux qui distribuent les emplois aux travailleurs. Il apparut, par quelques réponses que reçut le commissaire de l'Enquête sur l'Instruction, qu'il y a à Québec dix fois plus d'enfants français qui apprennent l'anglais, que d'Anglais qui apprennent le français. Il s'écoulera beaucoup de temps, bien entendu, avant que le changement de langage s'étende à tout le peuple. La justice et la diplomatie demandent aussi que tant que le peuple continuera à faire usage de la langue française, le Gouvernement n'use pas, pour le forcer à se servir de la langue anglaise, des moyens qui, de fait, priveraient la masse du peuple de la protection du droit. Mais je répète qu'il faudrait commencer par changer tout de suite le caractère de la province, et poursuivre cette fin avec vigueur, mais non sans prudence que le premier objectif du plan quelconque qui sera adopté pour le gouvernement futur du Bas-Canada devrait être d'en faire une province anglaise ; et à cet effet que la suprématie ne soit jamais placée dans d'autres mains que celles des Anglais. En vérité, c'est une nécessité évidente à l'heure actuelle. Dans l'état où j'ai décrit la mentalité de la population canadienne-française, non seulement comme elle est aujourd'hui, mais pour longtemps à venir, ce ne serait de fait que faciliter un soulèvement que de lui confier toute autorité dans la province. Le Bas-Canada, maintenant et toujours, doit être gouverné par la population anglaise. Ainsi la politique que les exigences de l'heure nous obligent à appliquer est d'accord avec celle que suggère une perspective du progrès éventuel et durable de la province.

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La tranquillité ne peut revenir, je crois, qu'à la condition de soumettre la province au régime vigoureux d'une majorité anglaise ; et le seul gouvernement efficace serait celui d'une Union législative.

Si l'on estime exactement la population du Haut-Canada à 400.000 âmes, les Anglais du Bas-Canada à 150.000 et les Français à 450.000, l'union des deux provinces ne donnerait pas seulement une majorité nettement anglaise, mais une majorité accrue annuellement par une immigration anglaise ; et je ne doute guère que les Français, une fois placés en minorité par suite du cours naturel des événements abandonneraient leurs vaines espérances de nationalité. Je ne veux pas dire qu'ils perdraient sur-le-champ leur animosité ou qu'ils renonceraient subitement à l'espoir d'atteindre leurs fins par la violence. Mais l'expérience des deux unions des îles britanniques peut nous enseigner avec quelle efficacité les bras puissants d'une Assemblée populaire peut forcer l'obéissance d'une population hostile. Le succès effacerait graduellement l'animosité et porterait graduellement les Canadiens français à accepter leur nouveau statut politique.

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Les dotations de l'Eglise catholique dans le Bas-Canada et toutes les lois qui s'y rattachent pourraient être sauvegardées grâce à des conditions semblables à celles qui furent acceptées entre l'Angleterre et l'Ecosse, et cela jusqu'à ce que l'Assemblée puisse les modifier. Je ne pense pas que l'histoire ultérieure de la législation britannique doive nous induire à croire que la nation qui possède une majorité dans une Assemblée populaire puisse vraisemblablement user de son pouvoir pour toucher aux lois d'un peuple auquel elle est unie.




(«Le Rapport de Durham» présenté, traduit et annoté par Marcel-Pierre Hamel de la Société historique de Montréal, Editions du Québec, 1948, 376 pages. Les passages cités sont pris aux pages 67-69, 79-82, 85-92, 303-309, 311-312 et 321-322. On n'a pas reproduit ici les nombreuses annotations de M. Hamel. Une traduction plus récente du rapport a été publiée dans la Collection des Cahiers de Sainte-Marie, no 13-14 : le Rapport Durham, traduction de Denis Bertrand et Albert Desbiens, introduction et appareil didactique de Denis Bertrand et André Lavallée, Montréal, Les Editions de Sainte-Marie, 1969.)




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